Dans son interview,
Albert Jacquard [1]pose de façon remarquable le thème de l’intelligence.
Il ne la définit pas telle quelle et pour cause, il nous la présente comme
différente et multidimensionnelle. Nos intelligences ne sont pas
innées, elles se construisent de façon unique, à notre rythme et
façonnées par notre environnement. Il réfute toute mesure de l’intelligence et
toute tentative de hiérarchisation. Pour lui, la vraie force de
l’intelligence, « c’est comprendre que l’on n'a pas compris et faire le
nécessaire pour comprendre quand même ». Pour cela il faut faire
fonctionner notre cerveau et mobiliser nos réseaux de
neurones. « Celui qui lève la main en classe, fait preuve
d’intelligence ».
Quand
Howard Gardner pose sa théorie des intelligences multiples, près de trois
siècles d’histoire des sciences cognitives[2] se sont écoulés. Dès le XVIIème
siècle, deux courants de pensées s’opposent chez les philosophes.
Les « rationalistes », tels Descartes et Leibniz pour qui
« penser, c’est raisonner » et les « empiristes »
comme Locke et Hume pour lesquels la « pensée se construit des sens, de
l’accumulation d’observations et d’expériences ». L’approche
rationaliste va primer jusqu’au début du XIXème siècle
et les premières découvertes sur le cerveau vont dans un premier temps la
conforter. Un consensus se fait autour de l’évidente analogie entre le
fonctionnement du cerveau et celui de l’ordinateur. On assiste avec
Wiener au développement de la cybernétique. Grâce aux progrès de
l’informatique, des programmes vont être mis au point afin de copier voir
dépasser les activités humaines réputées intelligentes. L’intelligence
artificielle est née.
Au milieu du XXème siècle, alors que
le béhaviorisme prédomine, un nouveau courant de pensée émerge, annonçant les
débuts de la psychologie cognitive. A Harvard, Bruner, à l’image de Piaget en
France, cherche à « comprendre le cours de la pensée, la séquence des
opérations mentales qui conduisent à résoudre un problème ». A partir des
années 1980, une polémique philosophique apparait autour des limites
de l’intelligence artificielle et de son incapacité à penser et donc à faire
acte d’intelligence puisqu’elle n’a pas accès au sens. Autour de six
disciplines, philosophie, intelligence artificielle, psychologie, linguistique,
neurosciences et anthropologie, une convergence d’idées, de recherches prend
forme et donne naissance aux sciences cognitives. C’est dans ce contexte
qu’Howard Gardner propose en 1983 sa théorie des intelligences multiples[3].
Dans les années qui suivirent, les neurosciences cognitives, moteur des
sciences cognitives, proposèrent des modèles de réseaux neuronaux computationnels
ou connexionniste qui montrèrent à leur tour leur limite. De nouvelles
approches virent le jour, plus évolutionnistes plus constructivistes, mettant
l’accent sur l’importance de l’environnement social et donc de la diversité des
processus d’apprentissage mentaux. La théorie des intelligences multiples
d’Howard Gardner, redevint d’actualité. Elle rejoint alors le
courant théorique majoritaire, celui de l’approche multidimensionnelle dans
lequel se situe la théorie des aptitudes de Thurnstone et la théorie hiérarchisée
de Caroll. Le modèle d’Howard Gardner est souvent présenté comme une synthèse
fonctionnelle des ces deux théories. Il s’opposera toutefois à toute
quantification mesurable de l’intelligence et donc au concept d’âge mental et
de test de QI pour les enfants imaginés par Binet.
En 1993, il publie une mise à
jour de son ouvrage initial de 1983 en y ajoutant une huitième forme
d’intelligence, chaque intelligence étant définie par huit critères distincts.
Aujourd’hui, les avancés des neurosciences ne contredisent pas la
localisation cérébrale des intelligences qu’il évoquait même si, comme il
le dit lui-même," Aujourd'hui, je préfère parler de l'implication dynamique de plusieurs régions cérébrales dans chaque forme spécifique d'intelligence" [4].
C’est dans le domaine scolaire que
la théorie d’Howard Gardner va trouver essentiellement des applications.
Professeur à l’Université d’Harvard, il a collaboré à différents projets qui
mettent en pratique sa théorie. A une école qui propose un
enseignement identique pour tous, qui considère que l’enfant intelligent est
celui qui sait donner la réponse attendue par le maître, dès lors qu’il
maîtrise deux styles d’intelligence linguistique et logico-mathématique, il
trouve plus juste de diversifier les approches des contenus et de leur
restitution, en fonction « des intelligences fortes » observées
chez les élèves.
En France, ce modèle séduisant a été
expérimenté depuis peu dans certaine école pour sa pertinence
face au besoin de différentiation, nécessaire dans l’école d’aujourd’hui qui se
doit d’accueillir tous les enfants. Les enseignants sont d’autant plus
convaincus qu’ils constatent qu’ils sollicitent d’une manière habituelle
certaines de ces intelligences, en couvrant rarement les huit.
En maternelle[5], tout commence par
l’observation des enfants par leur enseignant dans le cadre d’une « salle
des intelligences » afin de découvrir leurs intelligences
« fortes ». Cette salle dispose de six espaces ludiques correspondant
à six des huit intelligences identifiables. Les intelligences interpersonnelle
et intra personnelle sont observées séparément. Les enfants passent dans tous
les ateliers et l’enseignant complète un tableau d’observations. Il est conseillé
de renouveler cette opération plusieurs fois dans l’année afin de prendre
en compte l’évolution des élèves. L’objectif à terme est double, permettre à
chacun de développer toutes ses intelligences, et s’appuyer régulièrement sur
les intelligences « fortes » de l’élève pour lui donner confiance en
lui et le faire rentrer positivement dans les apprentissages mis en œuvre. Dans
la pratique, aucune activité n’utilise qu'une seule forme d’intelligence. Sur
la base de ses observations, l’enseignant forme des groupes et
prépare des ateliers mettant en œuvre une intelligence
préférentielle et d’autres intelligences complémentaires.
Si la maternelle, de part son public,
sollicite de manière naturelle les intelligences musicale/rythmique,
corporelle/kinesthésique, interpersonnelle ou visuel/spatiale, on constate
néanmoins que cette pédagogie riche en intelligences se
rétrécit progressivement au fur et à mesure que l’enfant avance dans la
scolarité. A l’école primaire, il faut aussi considérer la structuration des
savoirs et l’articuler avec une approche « intelligences multiples ».
Bruno Hourst[6], précurseur en France de l’apport des intelligences multiples
dans la pédagogie, préconise aux enseignants une
introduction progressive qui pourrait commencer par une
analyse préalable de leur pratique habituelle passée aux crible des
intelligences multiples afin de prendre conscience des intelligences qu’ils
utilisent majoritairement de celles qu’ils n’utilisent pratiquement jamais.
Pour découvrir le bouquet d’intelligences de chaque élève, il propose un
certains nombres d’activités qui lui permettre d’identifier les
intelligences « fortes et faibles ». Là aussi, la démarche
pédagogique consiste à s’appuyer sur les intelligences « fortes » de
l’élève pour lui donner confiance en lui et lui faire accepter de renforcer ses
intelligences en développement. Par la suite, l’enseignant pourra introduire
dans sa programmation, des séquences « intelligences multiples » en
les planifiant sur la journée et sur la semaine. Pratiquement, il conseille la
mise en place des séquences sous forme de
travail de groupe préalablement formés, avec des ateliers
« incontournables » vis-à-vis de l’apprentissage et d’autres qui
proposent des entrées mettant en œuvre d’autres intelligences. En fin de
séance, l’enseignant propose une synthèse collective du travail réalisé dans
chaque atelier en alternant les synthèses des ateliers
« incontournables » et les autres qui valorisent d’autres élèves.
Dans cet esprit, la restitution est présentée sous une forme permettant de
mettre en valeur chaque élève.
En France, dans le secondaire
comme dans l’enseignement supérieur, la prise en compte des intelligences
multiples ne rencontrent pas beaucoup d’échos contrairement à ce qui se fait
dans les systèmes scolaires canadien francophone [7]ou anglo-saxon en
général. Dans ces pays, des tests sont utilisés pour déterminer le
profil « intelligences multiples »des élèves et de nombreuses et
variées mises en œuvre pédagogiques existent intégrant parfois les TICE[8], et
venant confirmer l’apport de cette approche dans les progrès des élèves.
[1]Jacquard Albert. La vraie intelligence | Formation pour adultes,
apprentissage et pédagogie | Scoop.it [En ligne]. Disponible sur :
<
http://www.scoop.it/t/formation-pour-adultes-apprentissage-et-pedagogie/p/1843114157/albert-jacquard-la-vraie-intelligence
> (consulté le 21 décembre 2012)
[2]Dortier Jean François. « Les sciences de la cognition ». Sciences
Humaines [En ligne]. février 2002. N°Hors-série N°35, Disponible sur :
< http://www.scienceshumaines.com/histoire-des-sciences-cognitives_fr_12433.html
> (consulté le 15 décembre 2012)
[3]Gardner Howard. Les intelligences multiples. Pour changer l’école : la prise en compte des différentes formes
d’intelligence. Paris, RETZ, 1996. (consulté le 18
décembre 2012)
[4]Delacampagne Christian. « Howard Gardner : l’intelligence au
pluriel ». La Recherche- L’actualité des sciences. 12 janvier 2000.
n°337, p. 109. (consulté le 18 décembre 2012)
[5]Education nationale. « Individualiser les enseignements :la
pédagogie au prisme des Intelligences multiples ». In : Eduscol.
Portail national des professionnels de l’éducation [En ligne], 2010.
Disponible sur : <
http://eduscol.education.fr/cid52893/zoom-sur-les-intelligences-multiples.html
> (consulté le 20 décembre 2012)
[6]Garas Véronique, Devé Bourquin Dominique, Adad Danièle, sous la
direction de Bruno Hourst. « Guide pour enseigner autrement selon de
la théorie des intelligences multiples».Cycle 3. RETZ. Paris. Juillet 2009.
[7] Pierrette., Grenier Ginette., Rochon Robert. « Les
intelligences multiples au secondaire ». 2005. Disponible sur : <
http://www.csaffluents.qc.ca/im/ > (consulté le 20 décembre 2012)
[8]Service national du RÉCIT à l’éducation préscolaire.
« Intelligences multiples et exploitation des TIC ». Disponible
sur : < http://recitpresco.qc.ca/node/115 > (consulté le 17 décembre
2012)
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