dimanche 11 novembre 2012

Les intelligences multiples


             Dans son interview, Albert Jacquard [1]pose de façon remarquable le thème de l’intelligence. Il ne la définit pas telle quelle et pour cause, il nous la présente comme différente et multidimensionnelle. Nos intelligences  ne sont pas innées, elles se construisent de façon unique,  à notre rythme et façonnées par notre environnement. Il réfute toute mesure de l’intelligence et toute tentative de  hiérarchisation. Pour lui, la vraie force de l’intelligence, « c’est comprendre que l’on n'a pas compris et faire le nécessaire pour comprendre quand même ». Pour cela il faut faire fonctionner notre cerveau et  mobiliser nos réseaux de neurones. « Celui qui lève la main en classe, fait preuve d’intelligence ».

            Quand Howard Gardner pose sa théorie des intelligences multiples, près de trois siècles d’histoire des sciences cognitives[2] se sont écoulés. Dès le XVIIème  siècle, deux courants de pensées s’opposent chez les philosophes. Les «  rationalistes », tels Descartes et Leibniz pour qui « penser, c’est raisonner » et les « empiristes » comme Locke et Hume pour lesquels la « pensée se construit des sens, de l’accumulation d’observations et d’expériences ». L’approche rationaliste  va primer jusqu’au début du XIXème  siècle et les premières découvertes sur le cerveau vont dans un premier temps la conforter. Un consensus se fait autour de l’évidente analogie entre le fonctionnement du cerveau et celui de  l’ordinateur. On assiste avec Wiener au développement de la cybernétique. Grâce aux progrès de l’informatique, des programmes vont être mis au point afin de copier voir dépasser les activités humaines réputées intelligentes. L’intelligence artificielle est née.
          Au milieu du XXème siècle, alors que le béhaviorisme prédomine, un nouveau courant de pensée émerge, annonçant les débuts de la psychologie cognitive. A Harvard, Bruner, à l’image de Piaget en France, cherche à « comprendre le cours de la pensée, la séquence des opérations mentales qui conduisent à résoudre un problème ». A partir des années 1980, une polémique philosophique  apparait autour des limites de l’intelligence artificielle et de son incapacité à penser et donc à faire acte d’intelligence puisqu’elle n’a pas accès au sens. Autour de six disciplines, philosophie, intelligence artificielle, psychologie, linguistique, neurosciences et anthropologie, une convergence d’idées, de recherches prend forme et donne naissance aux sciences cognitives. C’est dans ce contexte qu’Howard Gardner propose en 1983 sa théorie des intelligences multiples[3]. Dans les années qui suivirent, les neurosciences cognitives, moteur des sciences cognitives, proposèrent des modèles de réseaux neuronaux computationnels ou connexionniste qui montrèrent à leur tour leur limite. De nouvelles approches virent le jour, plus évolutionnistes plus constructivistes, mettant l’accent sur l’importance de l’environnement social et donc de la diversité des processus d’apprentissage mentaux. La théorie des intelligences multiples d’Howard Gardner,  redevint d’actualité. Elle rejoint alors le courant théorique majoritaire, celui de l’approche multidimensionnelle dans lequel se situe la théorie des aptitudes de Thurnstone et la théorie  hiérarchisée de Caroll. Le modèle d’Howard Gardner est souvent présenté comme une synthèse fonctionnelle des ces deux théories. Il s’opposera toutefois à toute quantification mesurable de l’intelligence et donc au concept d’âge mental et de test de QI pour les enfants imaginés par Binet. 
            En 1993, il publie une mise à jour de son ouvrage initial de 1983 en y ajoutant une huitième forme d’intelligence, chaque intelligence étant définie par huit critères distincts. Aujourd’hui, les avancés des neurosciences  ne contredisent pas   la localisation cérébrale des intelligences qu’il évoquait même si, comme  il le dit lui-même," Aujourd'hui, je préfère parler de l'implication dynamique de plusieurs régions cérébrales dans chaque forme spécifique d'intelligence" [4].

           C’est dans le domaine scolaire que la théorie d’Howard Gardner va trouver essentiellement des applications. Professeur à l’Université d’Harvard, il a collaboré à différents projets qui mettent en pratique sa théorie. A une école qui  propose un enseignement identique pour tous, qui considère que l’enfant intelligent est celui qui sait donner la réponse attendue par le maître, dès lors qu’il maîtrise deux styles d’intelligence linguistique et logico-mathématique, il trouve plus juste de diversifier les approches des contenus et de leur restitution, en fonction « des intelligences fortes » observées chez les élèves.
          En France, ce modèle séduisant a été expérimenté depuis peu  dans certaine école  pour sa pertinence face au besoin de différentiation, nécessaire dans l’école d’aujourd’hui qui se doit d’accueillir tous les enfants. Les enseignants sont d’autant plus convaincus qu’ils constatent qu’ils sollicitent d’une manière habituelle certaines de ces intelligences, en couvrant rarement les huit. 
         En maternelle[5], tout commence par l’observation des enfants par leur enseignant dans le cadre d’une « salle des intelligences » afin de découvrir leurs intelligences « fortes ». Cette salle dispose de six espaces ludiques correspondant à six des huit intelligences identifiables. Les intelligences interpersonnelle et intra personnelle sont observées séparément. Les enfants passent dans tous les ateliers et l’enseignant complète un tableau d’observations. Il est conseillé de renouveler cette opération plusieurs fois dans l’année afin de  prendre en compte l’évolution des élèves. L’objectif à terme est double, permettre à chacun de développer toutes ses intelligences, et s’appuyer régulièrement sur les intelligences « fortes » de l’élève pour lui donner confiance en lui et le faire rentrer positivement dans les apprentissages mis en œuvre. Dans la pratique, aucune activité n’utilise qu'une seule forme d’intelligence. Sur la base de ses observations, l’enseignant  forme des groupes et prépare des ateliers  mettant en œuvre une intelligence préférentielle et d’autres intelligences complémentaires.
          Si la maternelle, de part son public, sollicite de manière naturelle les intelligences musicale/rythmique, corporelle/kinesthésique, interpersonnelle ou visuel/spatiale, on constate néanmoins que cette  pédagogie riche en intelligences  se rétrécit progressivement au fur et à mesure que l’enfant avance dans la scolarité. A l’école primaire, il faut aussi considérer la structuration des savoirs et l’articuler avec une approche « intelligences multiples ». Bruno Hourst[6], précurseur en France de l’apport des intelligences multiples dans la pédagogie, préconise  aux enseignants une introduction   progressive qui pourrait commencer par une analyse préalable de leur pratique habituelle passée aux crible des intelligences multiples afin de prendre conscience des intelligences qu’ils utilisent majoritairement de celles qu’ils n’utilisent pratiquement jamais. Pour découvrir le bouquet d’intelligences de chaque élève, il propose un certains nombres d’activités  qui lui permettre d’identifier  les intelligences « fortes et faibles ». Là aussi, la démarche pédagogique consiste à s’appuyer sur les intelligences « fortes » de l’élève pour lui donner confiance en lui et lui faire accepter de renforcer ses intelligences en développement. Par la suite, l’enseignant pourra introduire dans sa programmation, des séquences « intelligences multiples » en les planifiant sur la journée et sur la semaine. Pratiquement, il conseille la mise en place  des séquences  sous  forme de travail de groupe préalablement formés, avec des ateliers « incontournables » vis-à-vis de l’apprentissage et d’autres qui proposent des entrées mettant en œuvre d’autres intelligences. En fin de séance, l’enseignant propose une synthèse collective du travail réalisé dans chaque atelier en alternant les synthèses des ateliers « incontournables » et les autres qui valorisent d’autres élèves. Dans cet esprit, la restitution est présentée sous une forme permettant de mettre  en valeur chaque élève.
           En France, dans le secondaire comme dans l’enseignement supérieur, la prise en compte des intelligences multiples ne rencontrent pas beaucoup d’échos contrairement à ce qui se fait dans les systèmes scolaires canadien francophone [7]ou anglo-saxon en général.  Dans ces pays, des tests sont utilisés pour déterminer le profil « intelligences multiples »des élèves et de nombreuses et variées mises en œuvre pédagogiques existent intégrant parfois les TICE[8], et venant confirmer l’apport de cette approche dans les progrès des élèves.
 
[1]Jacquard Albert. La vraie intelligence | Formation pour adultes, apprentissage et pédagogie | Scoop.it [En ligne]. Disponible sur : < http://www.scoop.it/t/formation-pour-adultes-apprentissage-et-pedagogie/p/1843114157/albert-jacquard-la-vraie-intelligence > (consulté le 21 décembre 2012)
[2]Dortier Jean François. « Les sciences de la cognition ». Sciences Humaines [En ligne]. février 2002. N°Hors-série N°35, Disponible sur : < http://www.scienceshumaines.com/histoire-des-sciences-cognitives_fr_12433.html > (consulté le 15 décembre 2012)
[3]Gardner Howard. Les intelligences multiples. Pour changer l’école : la prise en compte des différentes formes d’intelligence. Paris, RETZ, 1996. (consulté le 18 décembre 2012) 
[4]Delacampagne Christian. « Howard Gardner : l’intelligence au pluriel ». La Recherche- L’actualité des sciences. 12 janvier 2000. n°337, p. 109. (consulté le 18 décembre 2012)
 [5]Education nationale. « Individualiser les enseignements :la pédagogie au prisme des Intelligences multiples ». In : Eduscol. Portail national des professionnels de l’éducation [En ligne], 2010. Disponible sur : < http://eduscol.education.fr/cid52893/zoom-sur-les-intelligences-multiples.html > (consulté le 20 décembre 2012)
 [6]Garas Véronique, Devé Bourquin Dominique, Adad Danièle, sous la direction de Bruno Hourst. « Guide pour enseigner autrement selon de la théorie des intelligences multiples».Cycle 3. RETZ. Paris. Juillet 2009.
 [7] Pierrette., Grenier Ginette., Rochon Robert. « Les intelligences multiples au secondaire ». 2005. Disponible sur : < http://www.csaffluents.qc.ca/im/ > (consulté le 20 décembre 2012)
 [8]Service national du RÉCIT à l’éducation préscolaire. « Intelligences multiples et exploitation des TIC ».  Disponible sur : < http://recitpresco.qc.ca/node/115 > (consulté le 17 décembre 2012)

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